A partir de ces "tableaux de bord", chaque établissement (pour le 1er degré, ce sera chaque circonscription) définit un "contrat d’objectifs". Ce contrat est signé par le chef d’établissement (ou l’IEN en ce qui nous concerne) d’une part, et l’Inspecteur d’Académie d’autre part. Il vaut engagement pour l’établissement ou pour la circonscription.
Engagement à quoi ? Et bien à remplir les objectifs fixés, c’est dire par exemple, diminuer le taux de redoublement, améliorer les résultats au brevet des collèges ou au bac, améliorer le niveau des résultats aux évaluations CM2, etc...
Les "projets d’écoles", qui sont à redéfinir cette année pour les trois prochaines années scolaires, sont censés s’inscrire dans ce "contrat d’objectifs". Ceci implique qu’ils devront comporter eux aussi des objectifs "chiffrés".
Cette volonté d’évaluer le service public d’éducation de manière "chiffrée" se retrouve au niveau académique. Ainsi, l’académie de Nantes a-t-elle concocté un projet appelé "Cap 2015". Il y est fait état des pourcentages de réussite aux examens, du taux de redoublement dans le 1er degré. Et il y est prévu de définir un "programme annuel de performances".
- Le management par le stress
Dans le même temps, il est de plus en plus question de modifier les modalités d’évaluation des enseignants. Par exemple, dans un récent rapport concernant les "réseaux ambition réussite", il est explicitement dit qu’il ne faudra plus évaluer les enseignants sur la manière d’enseigner, mais sur les résultats obtenus. L’Inspectrice d’Académie, lors d’une réunion des directeurs en début d’année scolaire, a expliqué que les professeurs d’école, dans un avenir proche, ne seront plus inspectés sous la forme que nous connaissons, mais feront l’objet d’une "évaluation" individuelle.
Dans le second degré, les chefs d’établissement procèdent depuis plusieurs années à des entretiens d’évaluation.
Dans le premier degré, cela fait maintenant plusieurs années que les IEN nous demandent de remplir une espèce de grille d’auto-évaluation, censée servir de support pour nos entretiens d’inspection.
Ce sont là des techniques en vigueur, depuis longtemps, dans le secteur privé. Le salarié n’est plus évalué sur ses compétences au travail, mais aussi sur ses résultats et sur des critères complètement subjectifs comme l’adhésion aux valeurs de l’entreprise, l’intégration dans l’équipe, etc... Pour tous les salariés qui connaissent ce système, ces entretiens sont souvent une épreuve difficile, une remise en cause personnelle et sont vécus très négativement. Ces évaluations sont une des méthodes utilisées pour instaurer un climat d’insécurité parmi le personnel, climat considéré par les inventeurs de ce système comme facteur d’amélioration des performances.
C’est ce type de climat dont les dirigeants de France Télécom s’étaient fait les champions : ils appelaient ça le "management par le stress".
Objectifs chiffrés, management par le stress, c’est le must de la "gestion des ressources humaines". Et l’éducation nationale n’y échappera pas.
- Obligation de moyens ou obligation de résultats
Les métiers fondés sur les relations humaines, comme la Santé ou l’Éducation ne peuvent pas quantifier leurs résultats comme on peut le faire dans l’industrie ou les services. Or le pouvoir politique, sous la pression des courants néolibéraux, veut évaluer les hôpitaux ou les écoles selon des critères quantifiables.
Des enseignants qui font bien la classe, qui cherchent à faire avancer leurs élèves, qui se donnent les moyens de les faire réussir au mieux, ça n’est plus l’objectif poursuivi. Offrir un tel service aux élèves, c’est une obligation de moyens. Nous sommes favorables à une telle obligation et à son évaluation. Mais ce que veut aujourd’hui l’administration, ce sont des résultats chiffrés (réussite aux examens, aux évaluations...). Elle veut substituer l’obligation de résultats à l’obligation de moyens. Et ça, nous y sommes totalement opposés.
Cette politique est directement liée à la mise en place de la LOLF (loi organique relative aux lois de finance). Le financement des actions est fonction des objectifs poursuivis et réalisés. Nous risquons d’aboutir, si tout cela se met en place, à un système où les financements publics seront directement proportionnels aux résultats obtenus, comme c’est le cas au Royaume Uni.
- L’illusion de l’élaboration collective
Mais pour cela, il faut notre adhésion, ou tout au moins notre résignation. Il est en effet plus difficile de chiffrer des objectifs dans le domaine de l’éducation que dans celui de l’industrie ou du commerce. D’où les demandes répétées pour obtenir de nous des résultats chiffrés, des évaluations quantifiables. L’administration veut nous faire participer à la définition de ces objectifs chiffrés. Des objectifs imposés d’en haut, c’est moins efficace pour exercer une pression sur les salariés que des objectifs définis par les salariés eux-mêmes.
Depuis des années, on nous parle de la nécessaire "autonomie des établissements". Il ne s’agit évidemment pas de rendre les dits établissements "autonomes" sur la question de l’octroi des moyens nécessaires à l’accomplissement de leurs missions. Là, évidemment, nous ne pourrions qu’être favorables à une telle autonomie. Mais dans ce domaine, c’est au contraire la centralisation absolue. Seul l’État, au plus haut niveau, décide de l’octroi des moyens globaux. Leur répartition par académie, puis par département, se fait aussi de manière complètement centralisée. La seule autonomie dont disposent les établissements dans ce domaine, c’est la liberté qui leur est accordée de répartir localement les moyens attribués.
Ce que l’État entend par "autonomie des établissements", c’est la définition d’objectifs chiffrés par les personnels eux-mêmes dans le cadre du "contrat d’objectif" et du projet d’établissement (ou d’école) qui en découlera. Les objectifs fixés et réalisés serviront de support à l’évaluation individuelle. Et, cerise sur le gâteau, ils serviront à nous dresser les uns contre les autre : si les résultats ne sont pas ceux escomptés dans le cadre du projet élaboré collectivement, c’est la faute à qui ?
- Tout cela dépend de notre capacité à résister
Le tableau que nous faisons de la situation n’est pas le fruit de la paranoïa aigüe de quelques syndicalistes extrémistes. C’est malheureusement ce qui s’est passé et se passe encore dans les entreprises publiques en voie de privatisation (poste, SNCF, EDF...), la palme ayant été remportée haut la main par France Télécom. C’est aujourd’hui le tour des hôpitaux publics et de l’Éducation Nationale.
Mais comme nous l’écrivons plus haut, dans nos métiers fondés sur les relations humaines, il est plus difficile de définir des objectifs quantifiés et la définition de ceux-ci dépend en grande partie de notre participation active.
Or nous pouvons refuser de nous associer à cette entreprise qui entraînera inévitablement la remise en cause de nos statuts fondés sur des missions définies par la loi. C’est pourquoi il est nécessaire de comprendre les enjeux et de ne pas se laisser piéger par la soi-disant concertation que la définition des ces "contrats d’objectifs" ou "projets d’établissements" implique. Il ne faut jamais oublier que pour qu’un piège fonctionne, il faut un appât. L’appât, c’est la "concertation". Mais si nous ne mordons pas à l’appât, le piège ne fonctionnera pas.